In Memoriam : Le jour où j’avais piégé Luambo Makiadi
Par sagaziks | Le mardi, 13 octobre 2020 à 10:32 | Commentaires (0) | Rumba
12 octobre 1989 - 12 octobre 2020, cela fait trente-et-un ans que le musicien et chanteur Luambo Makiadi a rangé définitivement sa guitare et éteint à jamais ce micro via lequel il déversait des propos satiriques et ironiques sur les mœurs politiques, mondaines et sociales de son cher pays renommé Zaïre en 1971 par ce dictateur qu’il aurait aidé dans ses sales besognes. Franco ne suscitait pas des controverses que dans la musique, la rumeur lui avait taillé un costume d’espion à la solde de Mobutu et la réputation d’un patron autocrate, inégalé affameur de ses musiciens. Mais l’artiste avait une telle aura, son orchestre a été une telle institution que ces deux traits apparaissent rarement, pour ne pas dire jamais, lorsque l’on ressuscite sa vie et sa carrière. En 1987, à l’occasion d’une interview avortée, j’avais tenté de lui faire parler sur les arriérés de salaires de ses musiciens, on a dû mener une gentillette bataille : malice de jeune journaliste contre la roublardise d’une personnalité rompue à l’art de la pirouette.
Grand Maître Luambo Makiadi accordait rarement des interviews aux journalistes contrairement à Tabu Ley qui était allé jusqu’à nommer des journalistes en activité dans le conseil d’administration de son groupe. Papa Wemba était friand de la couverture médiatique de ses activités et rendait aux journalistes une cordialité très généreuse. En 1987, les confrères du journal Salongo avaient multiplié des articles qui révélaient la situation alarmante des musiciens du Tout Puissant OK Jazz qui auraient cumulé plusieurs mois de salaires impayés. Il n’en fallait pas plus à Franco pour crier au mensonge et décider de ne plus parler à la presse. Bien qu’au courant, en sortant un jour de la direction de l’école Massamba qui était voisine de sa villa, j’avais osé solliciter une interview en m’annonçant auprès d’une sentinelle dubitative qui promena son regard interrogatif sur moi de haut en bas, de bas en haut : « Zela wana » (Attends-là), me lâcha-t-il d’un ton sec.
Très vite, je vis apparaître un homme élancé, éminemment courtois, qui me parla doucement comme un père qui craindrait de perturber le sommeil de ses enfants : « Mais leki, oyebi bien que Grand Maître alingi lisusu ba interviews te » (Jeune frère, tu sais que Grand Maître a décidé de ne plus accorder des interviews) me rappelle celui que l’on présentait comme son « bras droit ». D’une voix qui essaye d’amadouer, je réponds : « Vieux nayebi, mais ngai nanu nakoma sur ye te, nakoki kozala pénalisé te na makambo nasalaki te » (Cher aîné, je n’ai jamais écrit sur lui, il ne peut donc me faire payer quelque chose que je n’ai pas commis). « Bon, viens » m’invita-t-il gentiment avant de me faire patienter dans son modeste bureau logé dans une dépendance plutôt dépouillée. A part un mobilier modeste en bois, on y trouvait rien.
Aubaine ou offrande
Lorsque son collaborateur va transmettre ma demande à Luambo Makiadi dans la villa, sur son bureau une feuille trône à 60 centimètres de mes yeux, je peux aisément déchiffrer ce qui y est écrit. La tentation était trop forte pour que je ne lise, sans le toucher, ce document qui comportait une seule page. Le titre était sans équivoque : l’on parlait des avances sur salaires pour tous les employés de l’orchestre de Lutumba aux techniciens en passant par les chanteurs, les musiciens et les danseuses. Le document était sans révélateur : les salaires n’étaient pas payés depuis 4 mois et une avance était proposée sur les salaires d’il y a 4 mois. Je signale que le document était signé du jour de ma visite. En tête de liste, Lutumba devait toucher 500 zaïres et pour le reste du personnel, chanteur, danseur, installateur, il était mentionné indistinctement 100 zaïres. Je venais d’avoir la confirmation de ce que publiait le journal Salongo. A titre indicatif, mon maigre salaire de journaliste dépassait largement les 500 zaïres.
Je décide alors de me saisir de cette information au cas où l’interview me serait accordée. Entretemps, cette précieuse info représentait un cas de conscience : devrais-je utiliser une information volée suite à la négligence d’un employé ? En même temps, ça m’arrangeait bien d’écarter l’idée de la négligence en essayant de me convaincre que le collaborateur du boss m’avait offert, sans le dire, cette information incontestable…
La surprise puis la pirouette de Luambo Makiadi
Lorsque le « bras droit » revient, il a le sourire : « Petit oza na chance, Grand Maître andimi mais alobi koma ba questions na yo et puis ye mpe ako répondre par écrit, comme ça aza sûr que oko déformer maloba na ye te » (Jeune frère, tu es un veinard, Grand Maître accepte l’interview, mais une interview écrite, comme ça il sera sûr que tu ne déformeras pas ses propos). Il me demande alors de repasser pour déposer mes questions écrites, je lui réponds que j’ai mes questions en tête et que je pouvais les rédiger sur place. Il me tendit alors une feuille. A moins de dix minutes, j’avais rédigé mes 8 questions en prenant soin de planquer celle des salaires impayés dans la dernière question. Mon interlocuteur me fit patienter le temps de faire lire les questions à son patron qui n’avait pas prévu de me recevoir.
Quand le « bras droit » revient, il a l’air interloqué et m’informe que Luambo Makiadi veut me voir. Je débarque dans un salon luxueux, Luambo Makiadi assis dans un somptueux fauteuil les pieds posés sur un pouf. Huit de ses enfants, plus une fille de Papa Wemba, qui était à sa charge devaient arriver d’Europe le soir pour des vacances. Le personnel de la maison s’affaire à dresser une table avec des couverts en or, je crois avoir été téléporté dans un des salons de Louis XIV… Je savais par plusieurs témoignages, qu’à part Lutumba, aucun de ses collaborateurs n’avait le droit de s’asseoir dans ce salon. Je reste donc debout mais Luambo m’invite chaleureusement à m’asseoir alors qu’il laisse son « bras droit » assister debout à l’entrevue.
Alternant facétie et un air débonnaire, Luambo Makiadi commence par s’expliquer dans un lingala coloré comme il savait le dérouler : « Jeune homme, tu savais que j’ai décidé de ne plus parler à la presse ? J’ai beaucoup subi la médisance. D’ailleurs, je ne comprends pas que vous journalistes, vous ne vous acharniez que sur les musiciens et les dirigeants sportifs, va sur mon balcon et regarde tous les enfants qui vivent dans la rue, pourquoi vous ne le dénoncez pas ? Moi je le fais, y compris devant Mobutu lui-même lors des rassemblements populaires… ». Je sens que je n’aurai pas mon interview et je lui réponds avec sourire : « Vous, vous pouvez oser dire des choses au président-fondateur… » et lui de rebondir : « Pourquoi moi ? », je décide de câliner son ego : « Tala kaka, yo oza Grand Maître ! » (Voyons Grand Maître, vous n’êtes pas n’importe qui ! ). Et le voilà parti dans un grand rire plein de fierté. En même temps, je n’allais pas lui rappeler ses accointances avec le pouvoir…
Et Grand Maître botta en touche
J’ai vite compris que mon interview s’était envolée. « Leki, namoni yo oza na différent na ba journalistes misusu, namoni biso mibale tokoyokana, tika ba questions na yo nako répondre yo après » (Jeune homme, je te trouve différent des autres journalistes, je pense qu’on va bien s’entendre tous les deux, laisse tes questions je te répondrai plus tard), lâcha Luambo Makiadi avant de se tourner, intrigué, vers son collaborateur : « Ba journalistes oyo, nayebi te soki bazuaka ba informations na bango wapi, tala bazoloba que ça fait 4 mois nazofuta ba musiciens te et que lelo nde nalingi nafuta bango ba avances : Lutumba 500 zaïres et ba misusu 100 zaïres… » (Les journalistes, je ne sais pas où ils vont chercher de tels bobards, il paraît que j’ai cumulé 4 mois d’arriérés de salaires et que c’est maintenant que je vais verser des avances soit 500 zaïres pour Lutumba et 100 zaïres par chacun pour tous les autres ).
Voilà comment le petit piège glissé dans une question cachée au fin fond de mes questions m’avait privée de la seule interview que j’aurais pu réaliser avec ce monstre de la guitare, ce roi de la satire, ce géant de la musique congolaise doublé d’un invétéré espiègle.
KALOME BOTOWAMUNGU